Un jeudi, le 25 septembre 2014, Opéra National Roumain de Iași, première II
Gaetano Donizetti: Lucia di Lammermoor
Lăcrămioara Hrubaru Roată (Lucia – début), Florin Guzgă (Edgardo – début), Jean Kristof Bouton (Enrico – début), Andrei Fermeșanu (Arturo – début), Octavian Dumitru (Raimondo), Laura Scripcaru (Alisa – début), Tiberiu Rusu (Normanno – début)
Mise en scène: Andrei Șerban, metteur en scène secondaire: Daniela Dima, décor: Octavian Neculai, costumes: Lia Manțoc
Chef d’orchestre: Vlad Iftinca
Avant 1990, je n’avais aucune idée qui était Andrei Șerban. J’étais trop jeune pour comprendre ce que fait un metteur en scène de théâtre. Puis, il est devenu le directeur du Théâtre National de Bucarest et j’ai trouvé ses productions absolument géniales. Parfois, je ne les comprenais pas et je ne les aimais pas (La Nuit des Rois). Mais la plupart du temps je vivais des révélations (La Trilogie Antique, La Cerisaie). En 1995, je lisais dans la presse française qu’il avait fait une Lucia à l’Opéra Bastille. Tout un débat que je ne comprenais pas: en général, au moins pour cette première série de spectacles, on disait que c’était une production choquante et gratuite, mais j’ai observé qu’il avait beaucoup de discussions à propos de cette mise en scène. Les images qui illustraient les articles étaient une énigme pour moi: je n’arrivais pas à les lier aux séquences de l’opéra de Donizetti, que j’avais découvert récemment. La même année, en automne, à l’Opéra National de Bucarest, c’était la première d’Oedipe, mis en scène par Andrei Șerban. Je me disais que c’était une chance de voir à Bucarest une production d’opéra signée par lui, à cette époque un voyage à Paris pour voir sa Lucia paraissait un rêve impossible. Je n’ai pas aimé Oedipe. En fait, je n’aimais pas la musique d’Enescu et le concept d’Andrei Șerban, bien que cohérent et facilement déchiffrable, me paraissait forcé.
Dans les 20 ans qui ont suivi, Lucia di Lammermoor a été reprise plusieurs fois à Paris – le public et les critiques ont mieux compris de quoi il s’agissait et la production a été réévaluée. J’ai observé que tous les articles de la presse internationale qui parlaient de l’opéra de Donizetti étaient maintenant illustrés avec des photos de la production de Șerban. Peu à peu, son concept de mise en scène entrait dans l’histoire. En même temps, les images de cet Oedipe continuaient à rester extrêmement vives dans ma mémoire. Tout simplement, elles ne se patinaient pas. Je fermais les yeux et je voyais le Rideau de Fer (en fait, plusieurs morceaux de tôle fixés avec des rivets) qui tombait entre les actes. Ou la peste qui frappe Thèbes comme punition pour le parricide et l’inceste d’Oedipe – dans la vision de Șerban, la peste était devenue une minériade (http://fr.wikipedia.org/wiki/Minériade). Chaque fois que ces images revenaient dans ma tête, je trouvais un nouvel argument pour dire que, en réalité, cet Oedipe avait été sensationnel. Un facteur qui a contribué, le plus probablement, à cette opinion était le nombre impressionnant de productions poussiéreuses et ennuyeuses, classiques ou modernes, que j’ai vues à l’Opéra National de Bucarest dans les années suivantes. Et chaque fois que je voyais une nouvelle photo avec Lucia de Paris, je me proposais d’aller la voir. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je ne suis pas allé à l’Opéra Bastille pour voir cette mise en scène. Et maintenant, Lucia d’Andrei Șerban est mise en scène à Iași. Et je me rends compte que ça fait plus de 20 ans que je l’attends…

La première a été le 23 septembre et je n’ai pas pu y aller, pour des raisons objectives. J’ai choisi d’aller au spectacle du 25 aussi parce que je voulais voir la troupe de l’Opéra National de Iași, car c’est à eux que ce spectacle restera, ce sont eux qui feront frémir les spectateurs dès maintenant.
Au-delà de tout ce que l’on a écrit sur la production d’Andrei Șerban, sur ce qu’il faut et ne faut pas attendre de ce spectacle, je me suis souvenu d’une conversation avec le chef d’orchestre Tiberiu Soare: L’opéra a, de la part des gens qui le font mais aussi de la part des gens qui l’aiment vraiment, il a ce noyau de folie qui, personnellement, m’attire très fortement, c’est un facteur d’attraction extraordinaire.
Il est fort probable que j’ai avalé, moi-même, ce noyau de folie plusieurs fois car, après une attente de plus de 20 ans, je pense que pour Lucia di Lammermoor il y a une seule mise en scène possible – celle que j’ai vue à Iași. C’est la plus naturelle et sincère mise en scène de cet opéra. Je ne me suis pas senti agressé par les trouvailles du metteur en scène, rien ne m’a choqué. Et pire encore, je ne comprends pas ce qui aurait pu déclencher le choque ou le discomfort des spectateurs. L’atmosphère générale de pression physique, produite par les figurants qui rivalisaient en toute sorte d’épreuves athlétiques? Non, pas du tout, car l’introduction, à Iași, d’une translation de l’action du livret dans le début complètement fou du XXème siècle, soit-il la Première ou la Deuxième Guerre Mondiale, n’est qu’encore une correspondance réelle avec un monde qui est en contact direct avec nous. Les deux guerres mondiales sont la conséquence des folies politiques disséminées dans la population de l’Europe. Et cette folie collective, perçue comme réalité, presse à son tour sur le microcosme où vit Lucia et amplifie la pression de la famille sur l’héroïne principale.
Avant de voir le spectacle, j’ai été convaincu que, pour un metteur en scène, le thème de la folie est impossible à refuser. On a remporté plein d’Oscar avec ce thème (A beautiful mind, One Flew over the Cuckoo’s Nest , Girl Interrupted, Rain Man et la liste est longue, je n’ai mis ici que les premiers titres qui me sont passés par la tete). Un metteur en scène de théâtre, à qui on demande de monter un opéra dont le moment-clé est une scène de la folie, reçoit, en fait, une offre qu’il ne peut pas refuser. Mais quand le personnage considéré fou se trouve au milieu d’un monde fou, où est la normalité? Lucia Asthon, est-elle vraiment une folle? Au lonf du spectacle, j’ai eu plusieurs fois l’impression que non. Mais l’opéra est un art qui contient du théâtre et de la musique. Et Walter Scott et Donizetti ont décidé que Lucy ou Lucia devient folle à un moment donné. A tout cela, Andrei Șerban vient ajouter la question de notre propre folie. Est-ce que nous-mêmes, nous sommes devenus fous à un moment donné?
Suite à la translation dans le temps et dans l’espace (de l’Ecosse du XVIIème siècle dans un endroit quelconque de l’Europe continentale du XXème siècle), les relations entre les personnages de l’opéra sont des plus communes. Des intérêts mesquins, des alliances politiques, des pressions sur le plus faible, tout cela rassemblé dans une volonté impressionnante, ce sont en même temps des comportements des plus banals, même quand on les perçoit comme étant immoraux, injustes etc. Que Dieu te garde d’être à la place du faible! Car, si tu l’étais, alors tu deviendrais fou, au cas où tu ne mourrais pas, pour évader de cette réalité. Au moment où la Fontana della pour Sirena (un symbole romantique du premier act) devient un évier de caserne, où l’eau coule sans cesse et tous les personnages font le geste de se laver, de manière différente (du simple geste d’hygiène jusqu’à l’autisme d’un geste répété de plus en plus rapidement, dans la scène de la folie), le mélodrame disparait et il est remplacé par un réalisme avec des accents pathologiques.

Avec ces prémisses, le reste n’est que de l’esthétique. Charcot? C’est plutôt un prétexte, pour la représentation concrète des détails physiologiques d’une crise d’hystérie, que l’on appelle folie. Une femme poussée au-delà de ses limites, une femme qui a tenu sa parole et qui a signé tout ce qu’elle devait signer, mais a fait ce qu’il était normal de faire. C’est-à-dire de ne pas accepter un mariage forcé, d’essayer d’y échapper par tous les moyens, même le moyen extrême – poignarder son mari. Des parties entières du livret, que j’ai toujours trouvées soumises au charme de la musique, ont été ré-interprétées aujourd’hui, et cela rien que du point de vue logique. Lucia dit à son frère qu’elle a tenu sa promesse, qu’elle a signé le contrat de mariage, c’était la chose la plus importante, ce qui s’est passé après ne compte plus… Oui, on est habitués par Donizetti, ou par Walter Scott, mais surtout par Enrico, à croire que, au-delà des formalités, Lucia doit absolument coucher avec Arturo. Ce sont les lois du mariage, même si c’est un mariage forcé. Même si le mariage forcé ressemble terriblement à l’hospitalisation dans un hospice, l’institutionalisation peut être ainsi: la mariée attachée à une chaise, pendant que l’on lui fait le test VDRL ou que l’on lui injecte des sédatifs. Et dans ce cas, où est l’émotion? Surtout après toute cette horreur?

Pour moi, il y a eu deux moments très forts ce soir, le 25 septembre 2014. Le premier a été la scène de la folie. Cela peut paraître banal – tout spectateur de Lucia di Lammermoor devrait être touché par le moment-clé de l’opéra. Mais dans mon cas, c’était autre chose – je n’ai pas succombé devant la performance musicale de la soprano, mais sous l’impression de la représentation clinique de la folie, telle qu’elle a été imaginée par Andrei Șerban. La manière dont les vocalises de Ardon gli incensi sont superposées sur les gestes de manipulation d’une hache, symbole extrême de la violence, montre que le metteur en scène est entré aussi dans le monde des chanteurs d’opéra, dans leur manière de phraser, qui rendait Maria Callas si spéciale. Dans cette scène, chaque phrase du livret a son correspondant dans une action scénique plus ou moins éloignée de la normalité, ce qui fait que le fou est le metteur en scène même. Ou le spectateur, en fonction du point de vue. Ou les deux.
Mon deuxième moment au bord d’une crise de nerfs était le dernier acte tout entier, chanté par le ténor Florin Guzgă. C’est le moment où la psychologie et les autres sciences exactes et inexactes de l’âme humaine sont remplacées par la musique et rien d’autre. Toute la tragédie s’est consumée, il n’en reste que les notes musicales. Toute la vision s’est versée en nous, le public, et pour nous, les spectateurs, il ne reste que la consolation de cette belle musique. Bel canto.
C’est le moment de parler de la musique aussi, mais le star absolu de la soirée a été le metteur en scène. Paradoxalement, cette production a transformé les artistes d’opéra en acteurs-chanteurs, au lieu de voir sur scène des chanteurs qui ont des talents d’acteur. Dans une production classique, la musique de Donizetti suffit. Avec Andrei Șerban, la musique devient un accessoire. Mais quand cet accessoire est exploité par les artistes comme s’il était l’élément principal (et il est l’élément principal, car c’est un opéra et non pas une pièce de théâtre), l’expérience vécue dans le fauteuil d’une salle d’opéra devient totale. Donc, je peux imaginer facilement ce que la performance de June Andreson et de Roberto Alagna a signifié à son époque, même si ce qui en reste, sur le film, n’est qu’un fragment réduit par la technologie, un fragment d’un univers entier. Un univers qui n’a de sens que s’il est vécu dans la salle d’un théâtre lyrique.
Lăcrămioara Hrubaru-Roată est une soprano lyrique, dont la voix garde encore les accents d’une soubrette. Et je le dis dans le meilleur des sens, comme je le dis, depuis des années, pour une soprano comme Ileana Cotrubaș. Ce soir, le belcanto n’a pas paru être son territoire. C’est la faute, peut-être, à un rhume qu’elle a eu avant le spectacle. Regnava nel silenzio a été affecté par un vibrato large et par un registre aigu douloureux. Heureusement, les difficultés se sont arrêtées après le premier acte. Doublée par un instinct dramatique que j’ai toujours admiré, la scène de la folie a été plus proche du niveau que tout le monde attendait. Ce n’était pas la perfection musicale, mais pour les sons qui paraissaient dangereux, l’implication dramatique a tout compensé; à la fin, lors des applaudissements, la tension émotionnelle était encore présente et lui mettait les larmes aux yeux.
Dans ce contexte, nous sommes revenus aux moments d’origine, des premières représentations de l’opéra, au XIXème siècle, quand le travail de Donizetti était considéré un véhicule de gloire pour les ténors. Florin Guzgă, avec son registre aigu facile, presqu’insolent, a paru plusieurs fois une fontaine à jet d’eau de sons superbes. D’où peut-il bien les sortir? Une voix lyrique, dans laquelle on voit, plus tard, un spinto, mais pour le moment il vient de débuter. On ne peut pas parler d’assurance, ni d’expérience, on ne peut parler que d’un don. Rester et trembler dans ton fauteuil pour la note impossible qui suivra et l’entendre attaquée avec une lumière extraordinaire, mais en même temps avec l’ingénuité du début de la carrière, voilà un moment que l’on ne rencontre pas trop souvent. Oui, je me suis senti comme un voyeur, avec le choeur aussi, placé au-dessus du décor, un choeur antique, nous avons assisté ensemble au premier amour du ténor avec la musique de Donizetti.

Jean-Kristof Bouton, un autre début, en total il y a eu six débuts ce soir, a joué avant tout un Enrico athlétique (la scène avec les anneaux de gymnastique a été sensationnelle), mais en même temps il a paru très confortable dans une manière lyrique, musicale et efficace pour ce personnage qui, de cette manière, a paru plus complexe que d’habitude. Autrement dit, un asset pour l’Opéra National de Iasi dans les représentations à venir.
Octavian Dumitru a honoré sans problèmes le rôle de Raimondo, en remplaçant Sorin Drăniceanu, qui paraissait l’idéal. C’était un prêtre sobre, dont la jeunesse lui donnait un air insondable.
Les rôles secondaires – un régal! Andrei Fermeșanu m’a fait regretter qu’un personnage mesquin, Arturo, chante si peu. Ce soir, le mari détestable s’est transformé en poésie vocale. Un luxe inespéré. D’autre part, en dépit d’une vision qui faisait Edgardo un personnage plein de testostérone, mais comme Florin Guzgă a impressionné précisément par son lyrisme, je ne peux pas m’arrêter de continuer à rêver à un Edgardo chanté par Fermeșanu. La dernière et grande surprise est venue de la part d’un illustre inconnu: Tiberiu Rusu. Il y a un an, il n’était qu’un barytone du choeur. Sa rencontre avec Vasile Moldoveanu a été plus que miraculeuse – c’est lui qui l’a identifié comme ténor, bien que, pour devenir un vrai ténor, il devait commencer une course avec Sisyphe. Aujourd’hui, on a vu son début dans un rôle petit, mais un rôle de ténor: Normanno. Et je crois que j’ai été aussi heureux que lui de le voir content après une prestation parfaite.
Dans la fosse, Vlad Iftinca a dirigé un orchestre bon, qui avait de l’énergie, et, malgré quelques décalages (n’oublions pas le nombre important de débuts de ce soir), a été beaucoup plus qu’un accompagnement: on a eu de la musique et la direction. De l’order et de la cohésion, qui soutenaient la vision présentée sur scène.
J’ai attendu vingt (20) ans. Ça a valu la peine. Je voudrais, plus que jamais, revoir cet Oedipe de 1995.