Le 16 mars 1756, Pouzzoles
Cher monsieur Rousseau,
Il y a déjà un mois, j’ai reçu votre lettre que j’ai lue et relue des dizaines et des dizaines de fois sans reprendre mon souffle dès l’ouverture du sceau. Je vous réponds avec beaucoup de retard pour la simple raison que je me trouvais incapable d’écrire du fait de l’émotion provoquée par le souvenir du frère Giovanni Draghi et de ses derniers jours, un souvenir que vous avez soudainement ressuscité.
Ce jour-même se sont passées treize années depuis que notre frère s’est éteint, et après la messe de l’après-midi, après m’être lamenté sur sa mort pour la treizième fois, je me suis décidé à écrire cette lettre, quoi qu’il m’en coûte. Car peu importe le tourment que me cause de coucher sur le papier cette histoire, et de reconnaître le génie de cet homme d’une rare beauté spirituelle comme vous l’avez si bien décrit. Quelle que soit sa tristesse, l’histoire de ses trois derniers mois de vie, ainsi que de sa dernière composition, Stabat mater, doivent être connues du monde entier.
Je me retrouve, à l’âge de soixante-quatorze ans, je remercie Dieu pour tout ce qu’il m’a donné, à essayer de ne pas me demander chaque jour pourquoi autant d’années, alors qu’il en a laissé aussi peu au frère Draghi. Je me sens maintenant au bout d’une vie, mais une vie insignifiante pour mes semblables, aussi loin que remontent mes souvenirs que Dieu m’a donné, en entrant par la porte de ce monastère Saint François de Pouzzoles. Je mets de l’ordre dans ma cellule, dans l’attente de la fin qui ne saurait tarder, et quand j’ai repris mes papiers recueillis au fil des ans, pour choisir ce qu’il faut jeter ou non, j’ai trouvé un livret de notes débutant en 1735 continuant sur environ trois années. Je vais vous transcrire à partir de ces notes tout ce qui a un rapport de près ou de loin avec le frère Giovanni Battista Draghi, connu par vous sous le nom de Pergolèse. Je vais ajouter ces notes trop sommaires ainsi que mes pensées de ce jour, maintenant que je puis regarder en arrière avec un détachement que seul peut donner une longue période de temps écoulée.
Le 10 décembre 1735
L’Abbé m’a appelé pour que je lise une lettre d’un compositeur qui, après avoir passé sa vie dans la luxure de ce monde, est désormais près de mourir et veut se repentir chez nous, au monastère. Il a fait de la musique, et plus encore il a fait de la musique pour le théâtre. On m’a chargé de veiller, tout au long de cette agonie attendue, de prendre soin que son âme aille plus facilement vers le Seigneur. J’ai bien peur que cet homme me semble plus être une épreuve à laquelle Satan veut nous soumettre. Mais la décision de l’Abbé est déjà prise: il va le recevoir effectivement à bras ouverts car, comme il le dit, il a composé de nombreuses musiques religieuses ces derniers temps, malgré son jeune âge, il a vingt-cinq ans. Je ne vais pas dormir ce soir, mais je prierai Dieu pour qu’il me fasse passer cette épreuve.
Oui, monsieur Rousseau, quelle que soit mon éducation sur le pardon, et les franciscains, vous le savez trop bien, ont toujours été un ordre proche de l’esprit des hommes, plus tolérants qu’aucun autre catholique (pardonnez-moi la vanité de cette constatation), ainsi suis-je en train de penser, pauvre pêcheur que je suis. Mais ayez à l’esprit, et même très bien, que dans les jours qui suivirent je n’ai pas osé écrire dans le carnet, tant j’étais bouleversé. Et je me souviens comme c’était hier, ce jour glacé où Pergolèse est arrivé chez nous. Bien-sûr, dans toute mon agitation, je n’ai alors rien consigné, mais je me rappelle des images de cette après-midi-là comme si je regardais un tableau. Il n’avait pas neigé, d’ailleurs la neige tombe rarement dans notre région. Il faisait froid, et frère Draghi était venu en charrette. Il était si affaibli qu’il ne pouvait pas se mettre debout. Faible, le visage d’une blancheur effrayante, quand je l’ai aidé à descendre, il s’est mis à tousser, en crachant du sang sur l’herbe jaunie devant l’entrée du monastère. Le chemin jusqu’à ma cellule, que j’allais partager avec lui, a semblé durer des années et il n’a pas pu dire un mot. Le pauvre boitait aussi d’une jambe, lorsqu’il a atteint le lit c’est à peine si s’il respirait encore, s’endormant immédiatement. J’ai entendu sa voix le surlendemain matin, lorsqu’il s’est réveillé après qu’il ait réussi avec difficulté à boire un thé que j’avais préparé et qu’il mange un peu.
Le 24 décembre 1735
Aujourd’hui est venu un messager de la Confrérie des Chevaliers de San Luigi di Palazzo, demandant à parler à notre malheureux hôte et à l’Abbé, qui m’a fait appeler pour que je fusse présent. Le frère Draghi avait promis il maintenant un an à cette Confrérie orgueilleuse qu’il composerait un Stabat mater pour eux. Désormais, sachant qu’il est mourant, ils sont venus lui demander qu’il termine ce qu’il avait promis en vertu des dix ducats déjà payés. Je suis révolté. Frère Draghi s’est un peu rétabli c’est vrai, mais les signes indiquent très clairement que le chemin qu’il suit maintenant est celui qui ne mène nulle part ailleurs qu’à la mort. Ceux de San Luigi di Palazzo ne sont plus satisfait d’un Stabat mater qu’il ont déjà de Scarlatti depuis douze ans, en précisant qu’il s’est entre-temps démodé. La fin du monde n’est pas loin si la bouche d’un moine franciscain, fut-il de Naples, peut prononcer le mot « mode ». Nous portons ainsi la robe monacale depuis cinq cent ans comme nous l’a appris notre Saint d’Assise et ainsi qu’il l’a portée lui-même, renonçant à tout l’orgueil de la richesse des habits pour un sac de toile rugueuse, mais qui te fait se sentir plus proche de Dieu. Où sommes-nous rendu si le testament de Saint François est tourné en dérision dans les mots d’un homme qui parle de mode et d’argent ? Et où ? Dans la maison du Seigneur ! Un franciscain, qui sinon doit prêcher la modestie, dont la culture est la pauvreté… J’ai lu tant de fois l’Apocalypse dans les cinquante-cinq années que je compte, mais je ne m’étais pas imaginé que la décadence du monde qu’il laisse présager soit si proche! Le comble est que Giovanni Draghi a accepté et que l’Abbé paraissait même heureux. Demain est Noël Mais il me semble que ce sera le dernier Noël de l’humanité.
Le 25 décembre 1735 – Le jour de Noël
Le frère Giovanni est venu à la messe du matin de ce jour saint de la naissance du Seigneur. Dans l’église il faisait assez froid et cela ne lui fait aucun bien, mais il semblait saisi par le désir de célébrer ce jour merveilleux. Il est entré en même temps que moi, en tremblant un peu et en claudiquant sur ses jambes ainsi de travers. Quand nous avons commencé à chanter, il a étouffé sa toux et à joint sa voix à la nôtre. Il est jeune et sa jeunesse, même si fanée, se sent lorsqu’il se met à parler et que dire lorsqu’il se met à chanter! Il a une voix chaude de ténor, d’une musicalité parfaite et, sans faire un véritable effort apparent, il m’a semblé que tout ce qui a jamais manqué à notre cœur a été comblé par son chant. Je me tenais à côté de lui, le soutenant et nous chantions ensemble. C’était si beau que je ne pus retenir des larmes. S’il s’agissait du dernier Noël de l’humanité, frère Draghi a fait en sorte qu’il soit le plus magnifique.
L’après-midi, Il m’a demandé que je lui apporte le texte du Stabat mater copié en plusieurs exemplaires, car il voulait se mettre au travail. Il m’a dit qu’il ne savait pas quand il terminerait le travail car il devait faire des brouillons et essayer toutes sortes de thèmes, afin de laisser derrière lui au moins une ébauche, s’il n’arrivait pas à achever l’œuvre complètement. Je lui ai apporté cinq copies et je lui ai tendu alors qu’il se reposait au lit. Il les a prise d’une seule main, mais son visage pâlit encore plus quand il jeta un regard sur les mots que nous connaissons tous si bien.
« Bien ! » dit-il, «Lisons et voyons de nouveau quelle musique vont me chanter ces vers juste en les prononçant… ». Il a commencé avec une voix presque étouffée à réciter le “Stabat mater dolorosa”. Une émotion terrible l’a saisi, il a fondu en larmes, et essayant de se maîtriser, au second vers qu’il ambitionnait déclamer, ce ne fut qu’un cri : “Juxta crucem lacrimosa”. Il m’a tourné le dos et est resté ainsi pendant de longues minutes Je ne voyais plus que de faibles épaules tremblantes… J’ai quitté la cellule, je vais rester éveillé ce soir-là. Je m’arrête là car je vais prier jusqu’à demain pour la paix du frère Giovanni Draghi.
Oui, monsieur Rousseau, j’ai changé très rapidement les préjugés avec lesquels j’avais accueilli Giovanni Battista Pergolèse. Il a suffi que je converse un peu avec lui, que je l’écoute chanter et que je le voie se pencher sur la composition de son dernier chef-d’œuvre. Vous m’avez demandé de vous raconter ces derniers instants de sa vie, dans la mesure du possible, je vais ainsi vous décrire comment il a composé ce merveilleux Stabat mater. Eh bien, M. Rousseau, je suis un pauvre moine, mes connaissances musicales ne sont pas très vastes. Il me serait difficile de vous décrire, en usant des termes de cet art, la genèse de cette composition. Vous m’avez écrit si gentillement que je vais m’efforcer de satisfaire votre bon plaisir. Ainsi une certaine phrase de votre correspondance m’a beaucoup marqué: “Le premier verset du Stabat mater de Pergolèse, le duo le plus parfait, le plus émouvant, le plus parfait qui soit jamais sorti de la plume d’un musicien”. J’en conviens aussi, et c’est pourquoi j’ai décidé de le dévoiler, car j’ai entendu ce verset comme vous avez pu le lire plus avant, récité, avant de lire la moindre note de musique sur le papier. Sachez ainsi, et c’est aussi seulement maintenant que je le réalise, qu’il a été d’abord chuchoté puis arraché de la plus grande douleur. C’est ainsi que le pauvre Giovani a écrit sa musique, ennoblissant de cette façon par l’art toute la douleur de sa vie, qui ne pourrait ainsi nous paraitre inconvenante lorsque la mort nous encercle, nous terrifie et défigure nos traits, mais d’où l’on ne devine que la beauté, fut-elle tragique, quand un esprit brille à travers le son de la musique.
J’ai bien-sûr, et j’ai tenté de comprendre, votre manifeste Lettre sur la musique française, qui vous vaut tant d’honneur en France. Si j’étais un laïc, je me sentirais fier d’être italien. Je n’ai jamais écouté la musique de Rameau, votre compatriote, cependant il m’est aisé de croire, qu’après qu’un homme écoute dans une église le Stabat mater de Pergolèse, plus rien de ce qui a été composé dans le monde ne lui parait d’une quelconque valeur même insignifiante. Dans ce sens, je comprends vos mots lorsque vous dites que “la nation française n’a pas de musique et n’en aurait jamais”. J’ai appris dans mes années passées au monastère qu’on ne peut jamais donner un avis définitif alors qu’il s’agit d’un art que les hommes ont su créer. Je souhaite vraiment que vous vous trompiez en ce qui concerne l’avenir de la musique en France. Je ne sais pas, ou plutôt je ne crois pas que ces lignes seront utiles dans votre combat contre les vieux esprits, dont vous m’avez écrit qu’elle est dénommée La Querelle des Bouffons. Il me plaît de croire que, peut-être cette année, quelque part dans ce monde est née une personne qui écrira une musique aussi belle que celle écrite par le frère Giovanni, ou bien s’il ne peut pas faire mieux, au moins pourra-t-il écrire davantage de musique, car s’il est vrai que le génie de Pergolèse a étincelé d’une façon éblouissante, il n’a duré que l’instant d’une étoile filante, c’est trop peu pour le salut de l’humanité…
Je vais vous conter. J’ai vu beaucoup de morts autour de moi au cours de ces quarante-quatre ans au service du Seigneur dans ce monastère. Je ne vais pas raconter l’histoire des notes de musique, ni du chemin vers la mort du frère Giovanni, lorsqu’il écrivait, parce que sa musique raconte au-delà du son et des versets, elle est sa vie même. Et je pense que c’est le secret de son génie.
Le 3 janvier 1736
Demain, mon hôte fêtera ses vingt-six ans. Je vais prier Dieu pour qu’il illumine les jours qu’il lui a accordés. Et s’il est possible, s’il le mérite, et je le souhaite de toute mon âme, qu’il me donne les souffrances qui lui étaient destinées. Aujourd’hui, j’ai joué à l’orgue pour la liturgie du matin. Pour la première fois, j’ai essayé d’ajouter mes plus belles pensées aux notes de musique que je devais produire.
Tout d’abord, vous devez savoir que Giovanni Battista Draghi, connu sous le nom de Pergolèse, n’a pas composé la musique du Stabat mater dans l’ordre naturel des vers comme chacun le sait. En effet, il n’a rien composé jusqu’à la fin de l’année 1735, après cette lecture que j’ai consigné dans le journal. Le lendemain, il a agi comme s’il l’avait jamais rien eu à écrire. Chaque jour, il luttait pour se réveiller tôt, se mettait à prier et se comportait le plus normalement possible. Après le Noël de cette année, le temps s’est beaucoup éclairci si bien que pendant deux à trois semaines il a fait une chaleur inhabituelle pour cette époque de l’année, comme si le printemps était venu plus tôt. Et Giovanni se sentait rétabli, d’autant plus que c’était une partie de l’année où nous mangions mieux, après la période de longue abstinence jusqu’alors. Même ses joues avaient repris des couleurs. Un jour, il demanda à déplacer l’épinette de l’église dans notre cellule. Dans la soirée, après avoir passé toute la journée à l’accorder, lui qui était habituellement silencieux, paru redevenir l’homme plein de vie qu’il avait été dans son existence antérieure de laïc, et il me demanda :
– Père Anselme, as-tu jamais écouté ma musique?
– Frère Giovanni, seulement un Kyrie, que j’ai pu entendre à Naples lorsque l’abbé m’a pris avec lui en voyage vers la confrérie pour laquelle vous aviez travaillé, il y a maintenant deux ans. Cela m’a beaucoup plus, lui ai-je menti, car en réalité, je ne me souvenais plus de rien.
– Savez-vous que j’ai composé des musiques de toutes sortes, mais il est curieux que j’ai eu du succès là où je m’y attendais le moins.
Et il m’a raconté comment il avait composé, peu de temps auparavant, l’opéra Il Prigionier superbo, par lequel il a voulu conquérir le monde musical de Naples. C’était une histoire grandiose de Goths qui ont envahi l’Italie antique, un sujet tel qu’on en demandait dans les grands théâtres. De par la longueur et le sérieux extrême de l’œuvre, il lui vint l’idée de remplir les entractes, pause pendant laquelle le public pouvait reprendre son souffle, ou simplement s’étirer pour tenter de chasser le sommeil, le temps que l’on change les costumes et les décors, de présenter un intermezzo entièrement musical, une sorte de théâtre miniature chanté avec seulement deux personnages, mais qui faisaient rire le public par leurs airs et leur duo. L’Intermezzo se dénommait La servante maîtresse. Le succès de ces morceaux de musique fut plus grand que les grands opéras pour lesquels tout le monde avait payé un billet. Et je sais désormais trop bien, d’après ce que vous avez écrit, monsieur Rousseau, que l’ensemble de l’Europe se délecte à présent de ce petit opéra, plutôt frivole. Mais je crois que, au-delà de la vanité de ce monde, il est fort bon de le chanter, car la musique est du meilleur goût, contrairement au sujet. Finalement, après m’avoir raconté en détail, souvent en chantant accompagné à l’épinette, la servante devenue maitresse, il se faisait déjà très tard. Il me dit qu’il voulait que je reste un peu plus, parce qu’il se sentait mieux et souhaiterait étudier plus. Avant que je n’aille me coucher, il me dit d’une voix redevenue grave:
– Père, je ne crois pas que vous sachiez comme je me sens bien. Ce matin, lorsque je suis sorti de la cellule, le soleil m’a caressé le visage et m’a souri! Je peux voir ces choses. Et tu verras toi aussi qu’au printemps je vais quitter le monastère en bonne santé. C’est vrai ! Tu ne me crois pas ? Tu vas voir… Aujourd’hui, le 4 janvier, j’ai justement fêté mes vingt-quatre ans.
Malheureusement, je voyais autre chose. Chaque jour il était encore plus maigre. Chaque jour, les yeux s’enfonçaient un peu plus profond dans les orbites, et sa chevelure châtain, si fournie, paraissait se raréfier au même rythme que la maladie ne lui ôtait la vie. Ce n’était pas la première fois que nous voyions un malade de phtisie dans les derniers jours de sa vie. De la manière la plus inattendue, en dépit de sa maigreur, ses yeux étaient par moment animés d’une très grande énergie. Toutefois, ce n’était que l’un des signes de la fin. Je me suis couché très contrarié, essayant de cacher la tristesse qui me submergeait.
Le deuxième jour, à la tombée du jour, au réveil, Pergolèse était à table, il n’avait pas dormi de la nuit. Il avait l’air fébrile:
– Il faut que je te montre ce que j’ai écrit. Ton seras mon meilleur critique, tu seras mon premier spectateur. Ecoute.
Il avait composé une musique pour deux strophes du Stabat mater. La première était Quae moerebat et dolebat. Je n’avais jamais entendu une chose pareille. Il était presque sereinement impie et en même temps enveloppé dans la lumière de la foi la plus sincère. Si jamais qui que ce soit avait jamais aperçu une aura rayonnante, la musique produite par l’épinette et la voix de frère Giovanni lui en dessinait une dans l’air bien mieux que le pinceau du plus grand peintre. La seconde strophe qu’il m’a chanté, Inflammatus et accensus, fut la dernière pour laquelle il avait écrit un duo. C’était si beau que je l’ai embrassé. Il me l’a chanté une deuxième fois, puis ne me laissa pas jusqu’à ce qu’il m’ait convaincu que nous la chantions ensemble. Ayant une voix plus grossière, j’essayais de chanter la partie écrite pour alto, suivant sa voix délicate qui m’a guidé à travers cette chanson divine. Il a commencé le premier, merveilleusement harmonieux et aussi lumineux que pour le précédent. Ensuite est venu mon tour de chanter Fac me Crucem… Et je me suis senti décoller de la terre, comme si j’allais m’envoler. J’ai alors rejoint son chant dans une correspondance de rythme et d’harmonie si parfaite, qu’à la fin du duo, je ne puis que lui dire que j’avais encore beaucoup de travail à faire, qu’il était déjà tard et qu’il fallait absolument que je parte, alors qu’en réalité j’avais du mal à maîtriser mon émotion. Il était tellement absorbé par ce qu’il venait d’écrire, qu’il m’a juste dit qu’il ne resterait pas non-plus trop longtemps éveillé, et qu’il allait se reposer un peu. Je me empressé vers la porte et me suis caché de tous derrière une colonne, où j’ai sangloté en mordant mes mains, je ne sais pas combien de temps. Même si je savais parfaitement comment allait se dérouler cette agonie, car je ne lui donnais guère plus que deux semaines de vie, la musique de frère Giovanni Battista me poussait à lui donner raison, il ne mourrait pas. A vingt-six ans, il ne peut y avoir d’autre mort que par accident ou sur le champ de bataille. A vingt-six ans, on vit comme si on était immortel, ne fut-ce que pour une journée. A peine revenu, j’étais allé régler des affaires de la confrérie, je suis passé à côté de la porte de ma cellule. Pergolèse ne s’était pas couché et au contraire donnait de la voix accompagné de son épinette, chantant la troisième strophe sur une musique aussi belle et exaltante que celle des deux premières, c’était le Sancta Mater, istud agas. Je me suis arrêté pour écouter, c’était si merveilleux que je n’arrivais pas à m’en détacher. Pour rien au monde, je ne serais rentré. Ce n’est que lorsque les derniers sons sont restés sans écho que je me suis redressé péniblement pour tomber nez à nez avec le Père Abbé, qui était aussi venu sans que je ne m’en rende compte, pour écouter avec moi et avec le même étonnement, la plus belle musique jamais composée. Il me sourit amèrement et me fit un signe de tête pour partir discrètement. Ce même jour, j’ai coupé du bois pour le feu jusqu’en fin de soirée. L’Abbé a ordonné que nous fassions moins de bruit tant que le frère se repose. Dans la cour, de la paille fut dispersée afin que lorsque nous passons ou tirons une charrette, nous ne fassions pas de bruit…
25 janvier 1736
Frère Giovanni repose épuisé dans ma cellule depuis presque deux semaines. Pauvre de lui, la composition de ce Stabat mater, dont il a écrit la musique pour trois strophes disparates, l’a tué. Je ne sais que faire. J’ai parlé aujourd’hui à l’Abbé pour savoir s’il ne serait pas meilleur d’écrire à ceux de la Confrérie des Chevaliers de San Luigi pour qu’ils renoncent à leur demande car je suis prêt à travailler toute l’année pour gagner les dix ducats qu’ils avaient payés à Pergolèse. L’Abbé est d’avis que si quelque chose retient encore à la vie notre triste hôte, alors c’est justement cette commande qui le fait s’attarder parmi les vivants. Je ne sais que faire car il a raison. Mais j’ai tant de pitié… Je souhaite être à la place de Giovanni, après cinquante-quatre années au cours desquelles je n’ai rien fait qui ne soit à la hauteur d’une seule journée de la vie de mon jeune ami.
Ici, j’ai cessé de prendre des notes parce que, de retour dans ma chambre, j’ai trouvé Giovanni Battista dans un meilleur état. Il s’est levé du lit et a écrit fébrilement à table. Quelque chose était changé en lui. Il s’est retourné brusquement vers moi et m’a jeté un regard vitreux:
– Pourquoi moi ? Ce n’est pas juste! Pourquoi donc me faut-il mourir? Je suis sûr que je suis tombé malade lors de mon retour de Rome à Naples. Qu’ai-je à faire avec les monarques européens? Que Naples soit aux Autrichiens ou aux Espagnols, pour moi c’est la même chose. Mais ces routes entre les deux empires m’ont tué. Pluie, fatigue, auberges sombres et humides… Je suis un musicien, pas un soldat. Vous savez Père, je n’ai pas eu une vie facile et ce n’est pas le confort qui m’a tué…
– Calme-toi frère Giovanni. Il vaut mieux que tu te reposes, regarde je t’ai apporté une soupe chaude, elle te fera du bien.
– Laisse-là sur la table. Je la mangerai plus tard. Regarde ! Il me tendit quelques feuilles de papier. Il avait composé de nouveau. Cette fois, il s’agissait de deux morceaux de musique. Ardeam cor meum et Fac, ut portem Christi mortem. Un duo et une mélodie pour alto. C’était autre chose, totalement différent de ce qu’il avait écrit quelques jours auparavant. Si le duo avait un air agressif, plein de force, il était aussi en même temps une fugue à deux voix, tout à fait édifiante. Je sentis véritablement que les ces sons montaient, toujours plus haut, jusqu’au ciel. Il me chantait cette musique, et je tremblais en face de la majesté de Dieu, qui m’apparaissait encore plus impressionnante grâce au génie de Pergolèse. Comme pour la tonalité d’une voix plus grave, l’épinette sonne sec et dur, et lorsque j’essayais de m’imaginer comment s’entendrait un groupe de violons, auquel étaient destinés ces sonnets, je ne voyais les pointes d’épées et de lances qui transperçaient la chair du Sauveur. Puis les pleurs du Fac me plagis vulnerari, par lequel la voix humaine prolongeait ce tableau tragique, m’ont fait involontairement regarder mes mains: les blessures du Seigneur crucifié m’ont été transmises par la musique? Je me sentais épuisé, malgré que je reconnaissais dans toutes ces sonorités l’état d’esprit exact dans lequel se trouvait le frère Giovanni Battista. Une rage, comme on peut la sentir face à l’injustice, mais d’autre part quelle injustice peut être supérieure à la crucifixion? J’ai dit au jeune compositeur que je n’ai jamais connu dans ma vie une expérience plus profonde que d’écouter de l’opéra. Il m’a regardé fixement dans les yeux et m’a répondu:
– Ils m’ont payé 10 ducats, mais ce que j’ai écrit ne vaut pas dix baiocchi!
– Ce n’est pas vrai Giovanni! Ce que tu as écrit vaut plus que toutes les richesses du monde, car ce n’est que la vérité.
Monsieur Rousseau, j’ai reçu avec une grande douleur les paroles prononcées par mon ami, mais il faut que je témoigne qu’elles ne m’ont pas vraiment surpris. J’ai vu trop d’hommes mourants. Malheureusement j’ai appris à vivre à proximité des morts et, dans les situations de souffrance prolongée, les hommes se comportent de manière assez semblable. Si c’est une maladie ou une sentence de condamnation à mort, les réactions des victimes ne diffèrent pas beaucoup. Indifféremment de la richesse ou de la religion, vous savez comme tout un chacun que nous sommes tous égaux devant la mort. Impuissants, sans défense et surtout seuls. Si mon pauvre ami avait passé ce stade où l’on ignore sa maladie et sa fin, il était maintenant en proie à des révoltes on ne peut plus naturelles. Au fond, il était si jeune.
Le 2 février 1736
L’Abbé m’a demandé de préparer l’orgue, de le nettoyer, d’accorder les tubes et d’assurer que le soufflet se gonfle bien. Il veut que le travail soit achevé demain et je dois admettre qu’il a raison. L’instrument, bien que récent, a besoin d’un peu de soins.
Aujourd’hui, frère Giovanni Draghi s’est confessé à l’église. Cela fut inattendu pour moi car il se confesse habituellement à l’Abbé. Seigneur, comme ce fut difficile!
En fait, j’étais alors plus triste que jamais au regard des souffrances de mon jeune ami. Et justement parce que je savais qu’il avait encore à souffrir, je ressentais plus de chagrin encore. De ces fragments, je n’ai pu ajouter plus de détails afin de ne pas augmenter la désolation de ces journées. Mais j’ai su, dans l’instant où j’ai écrit les premiers mots, qu’en réalité ce qui comptait n’était que des fragments de mémoire, des restes d’événements que je ne vais probablement jamais oublier. Maintenant cependant, étant vieux, je crains que si je ne partage pas avec vous ces moments, ils ne se perdent avec moi, reposant dans la tombe pour toujours.
Le matin, je me suis mis à la tâche avec diligence sur l’orgue. Une fois chaque tube nettoyé, il me plaisait de le mettre en place, me réjouissant de sa sonorité. J’étais totalement absorbé par ce que je faisais, ainsi je n’ai pas senti frère Giovanni Draghi lorsqu’il est entré dans l’église et s’est approché derrière moi. Il regardait sur le côté, évitant mon regard.
– Père Anselme, je voudrais que vous me confessiez…
– Bien-sûr que oui mon fils, viens dans le confessionnal…
Je ne vais pas vous raconter les détails de ces confessions car quelle que soit leur importance, Dieu a promis le secret de ce dialogue. Après que ce fut terminé, je fis quelques pas avec Pergolèse, qui paraissait continuellement perturbé. Ce dialogue, je peux vous le narrer.
– Père, tu as vécu toute ta vie ici, plus près de Dieu, j’espère que tu pourras m’aider. J’ai beaucoup réfléchis ces derniers jours et je crois que je ferais n’importe quoi pour avoir encore une année de vie. Je sens que j’ai tant de choses à dire… Reprenons le travail sur le Stabat mater, si Dieu entend mes prières, alors je vais composer la plus belle musique dont je sois capable. Il est inutile d’ajouter qu’après être revenu dans le monde, dans cette ultime année, je rembourserai aux franciscains de Naples l’argent qu’ils m’ont payé pour ce travail.
– Cher Giovanni, Il me serait facile de te gronder. Mais crois-tu pouvoir négocier avec Dieu? Et l’objet de cette négociation serait ta vie, celle même que le créateur t’a donnée? Je ne te l’ai pas dit et je le fais désormais sans ambages, mais crois-moi, si j’avais pu avoir l’impudence de croire que l’on peut faire un marché dans lequel Dieu serait impliqué, j’aurais échangé ma place avec la tienne dans l’instant ! Et je crois que je ne suis pas le seul frère par ici qui pense ainsi. Sa volonté est la seule vérité et nous ne pouvons la connaître. Je le prie chaque jour pour qu’il n’entende que vos prières pour te donner la santé que tu mérites pleinement. Et je crois qu’Il va voir ta belle âme, Son plan, en ce qui te concerne, ne peut être qu’important et beau. Indifféremment de la façon dont il nous semble, nous pécheurs ignorants ici sur terre.
– C’est ainsi, Père Anselme, tu as raison. Je pense que je voulais surtout vérifier si je n’étais pas devenu fou. Puis, il a continué son visage s’éclairant un peu : « si tu as fini la préparation de l’orgue, dis-moi ce que vous allez chanter demain ? Je me sens capable d’en jouer si tu me faisais la grande joie de me laisser ta place. Qu’en dis-tu ? »
Bien-sûr que j’ai dit oui, comment aurais-je pu refuser? C’était un organiste célèbre dans le monde extérieur, c’était notre privilège, presque une vanité laïque, que d’assister à sa représentation. Je lui ai remis les partitions, s’il voulait les étudier un peu avant la messe.
Le deuxième jour, il est venu dans l’église et est monté à mon balcon. Au moment de son entrée, il a commencé à chanter. Nous avons tous tourné la tête vers lui. Il n’utilisait aucune des partitions que je lui avais données le jour d’avant. Il improvisait et nous étions les spectateurs extasiés par son génie. La musique qu’il jouait était sans précédent et faisait frissonner de grandeur notre foi, mais aussi de plaisir des harmonies comme il ne s’en était jamais écrit. Mais son inventivité lui donnait la possibilité d’imaginer à l’instant quelque mélodie extraordinaire, autour de laquelle il brodait toute sorte de variations aussi belles que simples. Lorsque la messe s’est terminée et qu’il est descendu parmi nous, tous le regardaient avec admiration et avec la plus sincère compassion. Et moi, qui me tenais à côté de lui tous les jours, j’étais le plus triste de tous. Je savais qu’il a voulu chanter et je savais aussi ce que cela signifiait. Cette musique qu’il avait proposée à Dieu, en nous prenant comme témoins, n’était que l’offre de sa folle négociation. J’ai reconnu en elle le style déchirant avec lequel il avait alors lu les premiers versets du Stabat mater, le premier jour lorsqu’il a commencé la commande de la confrérie de Naples. Cette tristesse contenue des premiers vers, suivi par le cri déchirant du second, le duo vocal transposé pour orgue, un miracle, une merveille divine. C’était exactement ce que vous avez écrit, et que je copie de nouveau ici car je ne me lasse pas de réciter cette lettre : “le duo le plus parfait, le plus émouvant qui soit jamais sorti de sous la plume d’un musicien”.
Mais je savais trop bien que son marchandage avec les cieux ne venait pas de la vanité ni de la folie. Ce n’était qu’un pas de plus sur le chemin de sa fin, une fin qui montrait des signes qu’elle ne serait plus longue à venir.
Les jours suivants, il a passé son temps à écrire le Stabat mater. Il est probable qu’il soit facile de deviner : Il ne faisait rien d’autre que transcrire des improvisations pour orgue, que son esprit mémorisait facilement et brillamment. Au bout d’une semaine d’écriture fébrile, un jour avant de tomber dans son lit définitivement, il mit sur la table un peu plus de dizaines de feuilles numérotées. C’étaient le Stabat mater dolorosa, suivi de Cujus animam gementem, puis Vidit suum, dulcem natum et la dernière, un air d’une beauté troublante, Eia mater, fons amoris. Je les ai rassemblées et mises dans l’ordre. Il ne restait trois strophes, et j’ai pensé avec effroi que le temps était trop court, que la fin était très proche.
Tout le reste du mois de février, frère Giovani a sombré dans un état de mélancolie profonde. Il ne voulait plus écrire quoi que ce soit, et rien ne semblait être en mesure de le sortir de cet état. Certains jours, il me demandait une plume et du papier qu’il jetait par terre l’instant d’après en soupirant:
– Je suis si triste, pourquoi devrais-je m’inquiéter avec cela? Je vais mourir, peu importe ce que je fais, quel sens cela peut-il avoir?
Il esquissait parfois quelque chose et me demandait de jouer quelques notes à l’épinette. En réalité, à partir du 15 février, alors qu’il avait terminé décrire Eia mater fons amoris, et jusqu’au 10 mars, ce qui signifie un total de 25 jours, il n’a composé que la musique de deux strophes: O quam tristis et afflicta et Quis est homo, qui non flerit. Mais quelle musique! Je l’ai reproduit à l’épinette, essayant plusieurs fois d’entonner la partie vocale, jusqu’à ce qu’il peaufine les moindres détails, toujours malheureux et triste, alors que pour moi, il s’agissait d’une composition parfaite dès le premier jet, comme si Dieu avait dicté les notes. La mélancolie profonde dont il souffrait jour et nuit, car la toux de plus en plus sèche et noyée de sang l’empêchait de dormir, lui faisait effacer et réécrire de nouveau toute la portée, à tel point que l’on comprenait à peine ce qu’il avait finalement couché sur le papier. Ainsi comme vous le savez, en écoutant aujourd’hui le génie de ces deux strophes, vous saisissez de manière évidente que la musique qu’il composait était aussi triste que son état d’esprit. Si ce n’est que l’art faisait de la désolation une véritable épiphanie, de la désespérance un appel de la foi, et du désespoir une espérance. Quand il eut terminé d’écrire les ultimes modifications il m’a demandé de le jouer une fois pour toutes, écoutant son œuvre, et son visage d’une faiblesse terrifiante a semblé au même moment éclairé d’une illumination intérieure. Il a souri, comme s’il me voyait déjà depuis l’autre monde et m’a fait signe de m’approcher pour qu’il puisse me chuchoter à l’oreille:
– Tout ira bien Père ne pleure plus, il est inutile de te cacher car je t’ai vu. Je ne peux plus lutter, mais je sais que je suis prêt désormais.
Je savais que c’était la fin. En vérité il n’avait qu’un peu plus d’une semaine à vivre. Et la dernière strophe, coïncidence ou non, était la toute dernière strophe des versets canoniques du Stabat mater.
Dans ces derniers sept jours, l’agonie, le rendait plus souvent inconscient qu’éveillé. Il m’a demandé, dans un éclair de lucidité, que l’on laisse sur la couverture, face à lui, une feuille et une plume pour écrire. Le 16 mars à l’aube, une convulsion puissante l’a réveillé de son sommeil. Il n’avait pas dormi depuis plus de quatre jours et il avait cédé à la fatigue. Néanmoins, je me blâmais pour avoir dormi dans un tel moment, souvent la mort veut être seule avec sa victime et envoie dormir ceux qui sont au chevet des mourants. Mais je me suis réveillé à temps pour allumer une bougie, au moment où Giovanni Battista Pergolèse rendait son dernier souffle. Après lui avoir fermé les paupières, j’ai croisé ses mains sur sa poitrine. Le dernier feuillet est tombé par terre et lorsque je l’ai rassemblé avec les autres, j’ai vu que l’encre des notes de la dernière strophe n’avait pas encore séché. Quando corpus morietur, fac, ut animæ donetur paradisi gloria. Je ne suis pas sûr encore aujourd’hui qui a pu écrire une musique aussi parfaite. Que ce soit frère Giovanni sorti brusquement du sommeil de mort, qu’il ait écrit les dernières notes ou que Dieu lui-même les ait écrites lorsque nous dormions de sommeils si différents, bien que proche l’un de l’autre, je ne peux rien dire avec certitude parce que je n’ai vu que le résultat… La dernière page reprend les notes écrites pour Fac ut ardeam cor meum et en dessous se trouvait un seul mot, Amen. Le miracle est que la correspondance de ce seul mot avec la musique qu’il avait composée avant, était directement divine. Il avait écrit la toute dernière fin. Juste trois mots, qui m’accompagnent aussi depuis lors, qui parfois m’obsèdent et parfois m’apaisent, trois mots que je prononce chaque fois que je réussis difficilement à mener à bonne fin une tâche commencée avec une grande facilité. Tout comme l’est cette si longue lettre:
Finis Laus Deo
Pouzzoles, le 20 mars 1756
Anselmo Rossi-Qublero
(Traduction de Christophe Brajon)